C’est simple, les Francophones maîtrisent très bien cet art.
Cet article est publié en partenariat avec Quora, plateforme sur laquelle les internautes peuvent poser des questions et où d’autres, spécialistes du sujet, leur répondent.
La question du jour: «Pourquoi les jeux de mots sont-ils si chers à la culture française?»
La réponse de Thomas Labat:
Merci, Amaury Cholet, pour votre question! J’inclurai dans la notion de «jeu de mots» celle de «mot d’esprit», si vous le permettez.
Commençons par Victor Hugo. «Le calembour est la fiente de l’esprit qui vole», disait-il, et les licenciés ès culture générale option Julien Lepers de vous la sortir avec un air gourmand… Une citation souvent (allez, tous en chœur) mal comprise!
Le grand Totor n’excommuniait pas le jeu de mots, bien au contraire. Il le considérait simplement comme une facilité. Mais il était lui-même parfois très joueur… Dans l’austère La Légende des siècles, on trouve ceci: «Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth / Les astres émaillaient le ciel profond et sombre / Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l’ombre / Brillait à l’occident, et Ruth se demandait, […]». Jérimadeth, antique et noble cité? Non! Elle n’existe pas. C’est juste «J’ai rime à “dait”».
Autre anecdote: pendant le siège de Paris en 1870, on mangeait les rats en brochette et les chevaux en marinade. Le poète affamé y avait droit comme les autres. Mais il digérait mal le cheval. Aussi, sur un coin de nappe, improvisa-t-il ce vers solitaire: «J’ai mangé du cheval et je songe à la selle.» (Raconté par Hugo dans Choses Vues).
Le jeu de mots n’est pas divin –d’ailleurs Jésus s’y exerça, mais on attendrait mieux d’un dieu que ce «Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église», un brin laborieux. Le jeu de mots est humain: très. De plus, insolent, donc francophone.
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Une langue riche, concise, sèche et trempée
Il se trouve que le «très» d’esprit a reflété au fil du temps toute une histoire de France. Des fabliaux du Moyen Âge au Roman comique par Scarron; de René Goscinny, ce génie, aux épigrammes du temps des salons; de George Sand à Sacha Guitry («Si elle est en retard, c’est qu’elle viendra»), de la pointe de Cyrano à Jean Yanne («Ni Dieu ni maître, même nageur!»)…
Voltaire a tué le game: «L’autre jour, au fond d’un vallon / Un serpent piqua Jean Fréron. / Que pensez-vous qu’il arriva? / Ce fut le serpent qui creva.» Les légendes racontent qu’à ce jour, Jean Fréron est toujours en train de s’enduire de Biafine.
Michel Audiard gargarise de savoureuses mises en bouche: «Huit jours! Vous appelez ça une sentence? Moi j’appelle ça une aumône.»
Le mot (d’ailleurs le français dit «un mot» tout court pour désigner un mot d’esprit, ce qui est significatif) entre aussi dans l’histoire en infiltrant la politique: vieille tradition. Le ministre Talleyrand? «De la merde dans un bas de soie», d’après Napoléon. Chirac invectivé d’un «Connard!»? Il répond: «Enchanté, moi, c’est Jacques Chirac.»
L’homme a des lettres, car il emprunte le procédé à Edmond Rostand et son Cyrano: «Maraud, faquin, butor de pied plat ridicule! /— Ah? Et moi Cyrano-Savinien-Hercule / De Bergerac.» On pourrait dévider ad vitam æternam.
Je ne suis pas sûr que cette prééminence du mot d’esprit soit propre au français. L’anglais a ses one-liners, ses limericks, l’allemand ses… ses… non, attendez, mauvais exemple… Mais il me semble, contrairement à ce qui est parfois dit, que la langue française favorise le jeu de mots, parce qu’elle est capable d’être à la fois riche et concise, sèche et trempée.
Les courants artistiques se sont emparés du jeu, à commencer par l’OuLiPo (Ouvroir de littérature potentielle), fondé par François Le Lionnais, mathématicien, et Raymond Queneau. Celui-ci ouvrait d’ailleurs son Zazie dans le métro par cette apostrophe immortelle: «Doukipudonktan.» Quinze dépressions nerveuses chez les traducteurs à ce jour.
Passé latin
Autre raison simple de la prépondérance du jeu de mots en français: sa parenté avec le latin. Le latin est farci de calembours, facilités par le foisonnement des déclinaisons et la permutation des mots dans la phrase.
Les Romains, c’est bien simple, adoraient ça. Palindromes: «In girum imus nocte et consumimur igni.» («Nous tournons en rond dans la nuit et sommes consumés par le feu.»)
Anacycliques: «Praecipit modo quod decurrit tempore flumen. Tempore consumptum iam cito deficiet.» («Le fleuve qui, durant un temps, court de façon précipitée, en un temps bientôt s’évanouira épuisé»); «Deficiet cito iam consumptum tempore flumen. Tempore decurrit quod modo praecipit.» («En un temps bientôt épuisé s’évanouira le fleuve qui, durant un temps, court de façon précipitée»).
Victor Hugo excellait dans cet art. | Nadar via Wikimedia Commons
En voici un qui est assez connu. Il est parfois attribué à des sénateurs romains, parfois à Voltaire et Alexis Piron. Peu importe: c’est l’usage de la langue latine qui compte ici. Deux amis, donc, s’échangeaient des lettres et avaient un petit jeu: écrire le message le plus court possible tout en donnant, c’est important, une information. Un jour le premier envoie au second: «eo rus». («Je vais à la campagne.») Il se frotte les mains, certain d’avoir gagné. Le lendemain il reçoit: «i». («Vas-y!»)… Battus par Victor Hugo, encore lui, toujours lui!
On dit que le lendemain de la publication des Misérables, l’auteur envoya à son éditeur un simple «?», auquel celui-ci répondit: «!». Ces deux-là ont inventé le texto…
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