J’ai lu un roman en écriture inclusive et franchement, ça va
Dystopie à la Margaret Atwood, « Bâtir aussi » applique cette grammaire qui fait si peur aux AcadémicienNEs. N’écoutant que son courage, Eric Aeschimann l’a lu.
Il paraît que l’écriture inclusive fait peur à certains hommes. Certains disent qu’elle ne peut qu’engendrer un charabia illisible. D’autres prétendent qu’elle va nous faire perdre nos repères anthropologiques, que c’en est fini de l’altérité des sexes.
Jusqu’à présent, je n’avais pas trop d’avis, sinon que je suis par principe favorable à ce que chacun fasse ce qu’il veut. Mais il se trouve que les éditions Cambourakis viennent de publier «Bâtir aussi», une utopie politique. Au bout de quelques pages, j’ai compris que ce livre signé du collectif «Ateliers de l’Antémonde» appliquait cette nouvelle grammaire. Je suis allé jusqu’au bout et, comme disent les jeunes: «franchement, ça va ».
Précisons d’emblée: tout est bizarre dans ce livre. A commencer par le titre. «Bâtir aussi». C’est probablement un hommage à Marguerite Duras (« Détruire, dit-elle ») ou à Céline Minard («Faillir être flingué»). Mais aussi une réponse à l’accusation régulièrement lancée contre l’ultra-gauche de critiquer et de contester sans avoir rien à proposer.
Car « Bâtir aussi » est un roman ultra-engagé. C’est un peu la suite de «l’Insurrection qui vient», du Comité invisible. Nous sommes en 2021, l’insurrection est venue et nous voilà plongés dans le monde d’après. Le soulèvement est censé avoir eu lieu en 2012 et, dans la foulée du départ forcé de Nicolas Sarkozy, l’Etat français s’est détricoté tout seul, donnant naissance des communes autogérées, et reliées entre elles par des fédérations régionales (si j’ai bien compris).
Une dizaine de récits indépendants nous balade dans cet univers « d’après ». Comme dans la trilogie du «Dernier homme», de Margaret Atwood, il y a quelque chose de délicieux à imaginer un monde où toutes les structures qui encadrent nos vies se seraient effondrées. Plus de normes, plus de places assignées, plus d’Etat, plus de Parlement, plus d’ordres qui tombent d’en haut.
On respire mieux, même si la vie est difficile et que tout le monde n’est pas d’accord, loin de là. Les petites misères de la vie en communauté sont racontées sur le mode de l’humour et de l’autodérision. Même le souvenir du soulèvement, avec son cortège de morts, de pénuries, de pillages, n’est jamais héroïsé, en quoi l’on peut voir l’indice que la culture «viriliste» a elle aussi été renversée.
Facile à absorber, comme l’homéopathie
Une autre étrangeté est la signature. Il fallait s’y attendre, c’est un collectif, nommé «Ateliers de l’Antémonde», l’Antémonde désignant dans le récit le monde d’avant le soulèvement. Et puis il y a l’illustration de la couverture, qui représente, sur un très bel à-plat jaune, une maison en reconstruction avec une banderole au sommet: «Haraka vaincra». Haraka veut dire «mouvement» en arabe, car c’est dans la foulée des révolutions arabes qu’aurait éclaté l’insurrection française.
La couverture de « Bâtir aussi » (éd. Cambourakis) (c) DR
Mais que se passe-t-il, une fois que le système est tombé? Eh bien, on fait comme dans «l’An 01», le film de Jacques Doillon: «on arrête tout et on recommence.» Et au premier plan de ce qu’on recommence, il y a les rapports hommes-femmes. Non sans mal. Ainsi l‘héroïne des deux premiers récits, Julie. Elle est plombière et chaque fois qu’elle arrive quelque part, elle lit dans les yeux de ses interlocuteurs le stéréotype du réparateur de la lavabo hérité de l’Antémonde:
un mec moustachu, bien musclé, forte pilosité ou carrément imberbe, au choix, mais résolument torse nu sous les bretelles… Rien à voir avec mon look de petite meuf à queue de cheval.»
Et puis, il y a «la folle réinvention de la langue», qui vaut pour les personnages comme pour le narrateur. La réinvention prend la forme de deux règles nouvelles:
1) ajout de la désinence du féminin avec un E majuscule quand on parle à la fois d’hommes et de femmes (p.11: «quelques habitantEs» ; p.13 : «on n’est pas obligéEs» ; p.95 : «les enjeux des unEs et des autres»)
2) fusion de pronoms personnels féminins et masculins à la troisième personne du pluriel: «ils», «eux» et «elles» deviennent «iels» (p.94 : «iels débattent ce qu’il convient de faire maintenant»). Plus rarement «il» et «elle» se fondent en «iel» (p.131: «tout le monde doit faire ce qu’iel veut»)
Bon, alors, ça fait quel effet? Ai-je vécu le cataclysme annoncé par l’Académie française dans sa «solennelle mise en garde» du 26 octobre 2017 ? «La multiplication des marques orthographiques et syntaxiques qu’elle Car au final, ça ne fait pas tant de changements. Disons, en moyenne, 3 ou 4 par pages. Au hasard, page 16, j’en dénombre trois: «les médecinEs», «les nouvellEs», «iels avaient réussi». Et six à la page 195: cinq «iels», ainsi que «la sensation que les gens de mon âge soient partiEs». Ce sont des petites doses, faciles à absorber, comme l’homéopathie. Au bout d’une vingtaine de pages, on a totalement intégré la nouvelle norme. Magie de la plasticité du cerveau humain! Mais alors, si ça ne se voit pas, quel intérêt? Eh bien, ces petites modulations font le même effet qu’un lâcher de paillettes dans un spectacle pour enfants: portant avec elle une vision adoucie des sexes, l’écriture inclusive, par touches impressionnistes, imprime une sorte de sérénité sexuelle. La différence des sexes n’est pas niée, mais elle est rendue moins solennelle, moins hypertrophiée. Le fait de mettre des iel et des iels nous rappelle que oui, il y a des garçons et des filles, mais qu’iels n’ont pas besoin de se faire la guerre. La circulation du désir n’est pas niée, au contraire, elle affleure souvent, mais avec plus de légèreté. Page 207, Jeanne, septuagénaire, se fait mater à vélo par un type d’une soixantaine d’années: «Elle hallucine, à son âge, il y a encore des vieux croûtons pour la draguer. Ils ne se calment donc jamais ces types!» Au fait, à propos de vélo et de genre: au temps de l’Haraka, une fois que tout s’est effondré, l’électricité manque souvent. Alors, on se débrouille des pédaliers pour faire tourner les machines à laver, les perceuses, les tronçonneuses (on imagine la scène…) et les vélos sont rois. Ou plutôt reines. En tout cas en Ariège, où une usine à cycles produit ce que les habitants ont choisi de nommer des «vélas». Comme ça, pour s’amuser, pour féminiser. Page 185: «des dizaines de vélas y sont garées en ligne». Ce qui nous donne cette pépite inclusive à la page suivante: Pour conclure, disons que «Bâtir aussi» est un livre sérieux, mais qui ne se prend pas au sérieux. Un roman d’expérimentation autant que d’anticipation, parfois gentillet, mais qui renouvelle le genre en vogue de la dystopie en lui donnant une flèche positive, parce que, tout bien considéré, la fin du monde, on s’en remet. Et l’écriture inclusive est la métonymie de cette idée générale: messieurs les hommes, ne paniquez pas, après la fin de votre monde où le masculin l’emporte sur le féminin, eh bien, la vie continue! Eric Aeschimann Bâtir aussi, par l’Atelier de l’Antémonde, Une vision adoucie des sexes
Comme souvent en matière de vélas, iels se sont inspiréEs de pratiques nées dans les années 80 de l’Antémonde, des ateliers autogérés aux Pays-Bas et en Allemagne, et des premières critical mass qui luttaient contre les bagnoles en ville.»
Un autre moment rigolo – qui n’a rien à voir avec l’écriture inclusive, mais tant pis – c’est quand, à Toulouse, un groupe s’est mis en tête d’aménager des rizières le long de la Garonne. Les discussions durent, traînent, pataugent, et quand Catherine explique à la vieille Suzanne qu’elle fait partie du «collectif Rizières», la réplique fuse: «Ah ça ! Tu es dans ce merdier-là, toi? Qu’est-ce qui vous prend tous, de vous inventer paysans.» La présence des vieu-LLEs est l’un des charmes de cette utopie.
éditions Cambourakis, 240 p., 18 euros.
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