Devenez profs: on vous assure que ce n’est pas le pire des métiers
Pour contrer la pénurie d’enseignantes et enseignants, le ministère de l’Éducation nationale réfléchit à avancer leur recrutement à bac+3. Et si l’on s’attaquait plutôt à l’image de la profession?
La France manque d’enseignantes et d’enseignants, les concours ne font pas le plein et la situation est grave. On peut évoquer tous les sujets possibles concernant l’Éducation nationale, mais la pénurie de profs demeure sans conteste la plus brûlante des questions. Car il faut bien comprendre que sans personnel enseignant compétent, l’école primaire, le collège et le lycée ne peuvent fonctionner convenablement.
Mercredi 6 juin, Jean-Michel Blanquer a annoncé qu’il envisageait une réforme du recrutement pour palier ce problème. Elle vise à mettre fin à la «masterisation», c’est-à-dire au recrutement à bac +4 des enseignantes et enseignants, et l’avancer d’un an, pour le placer en fin de licence –comme ce fut déjà le cas par le passé.
Recrutement sur profil
Cette réforme, comme tous les sujets techniques, n’a rien d’anodin: elle va transformer le recrutement, mais aussi l’année de stage, qui sera plus précoce. Il s’agira de commencer cette période de stage, partagée entre le temps en classe et les cours à l’École supérieure du professorat et de l’éducation (ESPE), après la licence, en étant seulement admissible au concours.
Le projet est déjà disputé et contesté. Ses opposantes et opposants, souvent issus du corps enseignant, pensent qu’à terme, le recrutement des profs dépendra directement des établissements et non plus des services rectoraux, qui assurent pour l’instant la répartition entre les écoles, les collèges ou les lycées.
Le recrutement sur profil est un véritable serpent de mer de l’Éducation nationale. Jean-Michel Blanquer l’a à plusieurs reprises appelé de ses vœux, dans la presse ou dans son livre L’École de demain.
Ce point du recrutement pourrait profondément changer le travail au sein des établissements scolaires. On peut le souhaiter, en arguant que des équipes choisies travaillent mieux, ou au contraire le redouter, en craignant de voir le rapport hiérarchique se renforcer. La mesure risquerait en outre d’être chronophage pour les profs et de renforcer les inégalités entre établissements –sans compter l’incidence qu’elle aurait sur l’image du métier.
Catastrophisme scolaire
Le corps enseignant déplore souvent le reflet que la société lui renvoie. En France, parce qu’elle est un sujet historiquement liée à la République et donc à l’identité de la nation, l’école est vivement critiquée.
Le catastrophisme scolaire est un filon éditorial –peut-être avez-vous entendu parler de La fabrique du crétin de Jean-Claude Brighelli (2005), ou de De l’école de Jean-Claude Milner (1984). Ces livres s’attachaient à décrire le désastre d’un enseignement secondaire qui se démocratisait, en accueillant depuis 1975 tous les enfants au collège –ce qu’on appelle le collège unique.
Dès les années 1980, la difficulté d’enseigner est documentée par des travaux journalistiques, parmi lesquels Tant qu’il y aura des profs, un livreet un documentaire télévisé signés Hervé Hamon et Patrick Rotman.
Dans un autre genre, depuis les années 1990, de jeunes enseignantes et enseignants bien nés, ou en tout cas non issus des quartiers populaires, racontent leur malaise de début de carrière en zone d’éducation prioritaire. Cette déception convertie en livres, avec plus ou moins de talent, a contribué à diffuser l’idée qu’enseigner aux classes populaires étaient mission impossible –ou du moins très compliquée.
Certains de ces ouvrages sont oubliables, mais d’autres, plus réflexifs, ont marqué le regard que nous portons sur l’école: on peut penser à Entre les murs de François Bégaudeau (2006), dont l’adaptation au cinéma a obtenu une palme d’or à Cannes, et à Collèges de France de Mara Goyet (2003).
Le propos de Mara Goyet s’est adouci avec les années: ses ouvrages suivants, puis son blog, dégagent une toute autre tonalité et révèlent une enseignante passionnée par la pédagogie. Mais ce discours complexe sur ce que signifie enseigner trouve un écho sans doute encore plus faible qu’auparavant.
Il faut tendre l’oreille et écouter les profs qui aiment leur métier. Toutes et tous ne sont pas satisfaits, mais elles et ils continuent de se battre pour leurs élèves. On les entend sur les réseaux sociaux, dans des revues pédagogiques; on les rencontre aussi dans la vraie vie, si l’on prend le temps de discuter.
L’enseignement est une voie difficile et peu rémunératrice –comme beaucoup d’autres professions. En début de carrière, il faut l’avouer, elle est même très compliquée et très mal payée. Comment alors réveiller les vocations?
J’ai posé la question à une enseignante et à un enseignant, aux parcours très différents.
(Re)conversion heureuse
On peut vouloir devenir prof après une première carrière parce que l’on a envie de transmettre à des élèves, parce que l’on aime la pédagogie, sa discipline. On peut aussi souhaiter enseigner parce que l’on a une haute idée du service public et que l’on veut le défendre, parce que l’on galère dans son travail ou que l’on en a plus.
En 2017, 27% des candidates et candidats au concours de prof des écoles n’étaient pas en études. Je ne compte plus mes connaissances dans le journalisme qui sont passées à l’enseignement dans le premier ou le second degré.
Pour Élise*, enseignante au collège et autrefois journaliste reporter d’images (JRI), le chemin vers l’enseignement a été long: «Je suis diplômée de Sciences Po et je me suis d’abord orientée vers le journalisme. Puis, pendant quelques années, j’ai cumulé les deux, en étant à la fois contractuelle à temps partiel et pigiste. J’espérais pouvoir un jour lâcher l’enseignement, mais j’ai de plus en plus aimé être prof. J’ai préparé le Capes pendant ma première grossesse, en bossant dans un établissement à temps plein et en continuant quelques piges. Je me disais que si je ratais le concours, j’abandonnerai l’enseignement, parce qu’un salaire de contractuelle ne m’aurait pas suffi.»
«Je me suis mise à adorer mon boulot, j’étais sûre d’être à ma place. Je ne me plains pas de mon salaire, même s’il est certain que j’aurais gagné plus en restant journaliste.»
La question du salaire est toujours sensible: «Un bas salaire ne me gênait pas en soi, mais je voulais être en mesure d’inscrire plus tard mon enfant au piano, par exemple. Et puis j’ai eu le Capes, et j’ai enfin réussi à travailler dans le public. Là, je me suis mise à adorer mon boulot, j’étais sûre d’être à ma place. Je ne me plains pas de mon salaire, même s’il est certain que j’aurais gagné plus en restant journaliste. Seulement, je n’étais pas heureuse du tout dans ce milieu.»
Ce qui rend Élise heureuse en tant que prof, c’est «l’intérêt du travail avec les élèves. La fonction a du sens. L’enseignement m’a attirée, parce que je n’avais pas trouvé cet aspect en tant que journaliste. J’avais déjà trouvé la stimulation intellectuelle liée à ma discipline dans mon boulot de blogueuse, mais cette activité ne payait pas beaucoup. Je suis aussi tutrice de jeunes profs stagiaires, une raison supplémentaire d’être satisfaite dans mon boulot».
«Après, la vie est longue; je me dis que si ce boulot m’épuise, j’aurais la possibilité de me réorienter, tempère Élise, qui reste lucide sur la difficulté de sa profession. Je sais que tout n’est pas rose dans l’enseignement. Ma mère, également prof, est en burn-out depuis un an. Elle croit qu’elle ne saurait pas faire autre chose de sa vie: c’est ce qui peut rendre très malheureux dans ce métier.»
Liberté chérie
Patrick Grainville, auteur récompensé du prix Goncourt en 1976 et récemment élu à l’Académie française, fut professeur jusqu’en 2009 –comme nombre d’autres écrivains et écrivaines: Daniel Pennac, Annie Ernaux, Sandra Lucbert…
L’agrégé de lettres a passé une quarantaine d’année au lycée de Sartrouville –un établissement qu’il décrit comme socialement mixte, pour son plus grand bonheur: «On m’a proposé des postes à Paris, mais j’aime la banlieue. J’aimais la mixité sociale de mon établissement; il est plus excitant d’enseigner dans ces conditions-là. Je faisais des découvertes, j’avais des révélations avec des élèves, j’ai toujours été surpris. Au lycée, nous avons pu avoir des élèves sans-papiers, que l’on a emmenés jusqu’au bac. J’étais très attaché à cette diversité.»
«Le métier de prof, qui permet de s’organiser librement en fonction des cours, m’a laissé du temps pour écrire.»
Dans un monde où l’entreprise enrobe les rapports sociaux d’une novlangue qui masque souvent la brutalité des méthodes, l’Éducation nationale reste un univers qui certes jargonne, mais dans lequel les rapports humains ne sont pas passés à la moulinette du management. Et en tant que prof, on peut travailler à la fois en solitaire et en groupe –une liberté que l’on ne retrouve pas forcément partout.
Même quand d’autres métiers se sont offerts à lui, Patrick Grainville a d’ailleurs décidé de continuer à enseigner: «J’aurais pu gagner ma vie en écrivant, mais cela aurait été très irrégulier. On m’a aussi proposé de travailler chez mon éditeur, mais je n’avais pas envie de passer mon temps à déjeuner avec des auteures et auteurs. J’ai aussi refusé des chroniques à la radio ou dans la presse: ce monde ne m’attirait pas. Le métier de prof, qui permet de s’organiser librement en fonction des cours, m’a laissé du temps pour écrire –j’écris assez vite. Dans une maison d’édition, on est enfermé jusqu’en début de soirée.»
À l’écart du monde de l’entreprise
Vu du lycée, la vie en entreprise semble âpre et pleine de contraintes: «J’avais les nerfs pour faire face aux élèves, mais pas pour affronter une carrière en entreprise. Je tenais à mon autonomie, je ne voulais pas de hiérarchie et je trouvais le monde du lycée plus égalitaire. On ne passe son temps à avoir peur, on ne dépense pas d’énergie à gérer nos angoisses, les conflits et les rivalités du monde de l’entreprise. Le lycée, c’était mes élèves, les collègues que j’aimais bien, et moi.»
L’écrivain ne se décrit pas comme un enseignant parfait –ses élèves n’ont pas toujours réussi autant qu’il l’aurait voulu, mais il a aimé ce métier jusqu’au bout… avec un petit bémol: «Les dernières années, les directives sont devenus plus lourdes, et je trouve cela dommage. Les barèmes imposés pour la correction de copies m’ont beaucoup ennuyé, par exemple. Pour moi, les années 1980 ont été les meilleures, un vrai moment de liberté: on travaillait de manière cool, et les élèves avaient de bonnes notes au bac.»
Ce n’est pourtant pas le tournant que prend l’Éducation nationale: avec l’actuelle réforme et un futur recrutement sur profil, elle s’oriente davantage vers un management façon entreprise des établissements. Un système dont l’école devrait chercher à se distinguer, si l’on souhaite encore susciter des vocations.
* Le prénom a été modifié.
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