« Liberté, égalité, camembert ! » : une tribune signée par une trentaine de chefs étoilés relance la polémique bien française sur ce que doit être un vrai « calendos » de Normandie.
Au cœur de l’affaire, l’accord passé entre acteurs de la filière pour étendre l’usage du label AOP aux produits industriels.
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« C’est le camembert de Normandie AOP au lait cru qu’on assassine. » Dans une tribune publiée mardi, une trentaine de chefs étoilés n’y vont pas avec le dos de la louche pour dénoncer l’accord conclu en février entre les fabricants de ce fromage emblème de la gastronomie française.
« Le plus populaire des fromages tricolores, le calendos, né dans les limbes de la révolution française au cœur du bocage normand, va basculer dans la pasteurisation et devenir une vulgaire pâte molle », s’alarment les partisans du « claquos » de tradition, menés par l’intraitable Véronique Richez-Lerouge, présidente de l’association Fromages de terroir.
« Honte, scandale, imposture » : la tribune n’a pas de mots assez forts pour dénoncer « la forfaiture » de l’accord passé le 22 février par les acteurs de la filière sous l’égide de l’Institut national des appellations d’origine (INAO).
« La mort programmée du véritable camembert »
« Cet accord a été présenté comme une bonne chose car il met un terme au bras de fer auquel se livraient, depuis des années, fabricants de camembert au lait cru sous appellation d’origine protégée (AOP) et industriels du « fabriqué en Normandie ». En réalité, il annonce la mort programmée du véritable camembert en créant une AOP pour tous qui fera que, demain, 9 fromages sur 10 proposés aux consommateurs sous signe de qualité seront des produits au lait pasteurisé, fabriqués à la chaîne », s’inquiétait déjà, à l’époque, Véronique Richez-Lerouge.
Les industriels remportent la bataille du camembert
Pour comprendre cette polémique très française, il faut remonter au milieu des années 2000, lorsque les industriels du secteur – en particulier le géant Lactalis qui contrôle l’essentiel du marché sous les marques Lanquetot, Le Petit ou Président – réclament d’obtenir le label AOP pour leurs produits au lait pasteurisé.
Appellation qui leur est justement refusée puisque le signe de qualité, élaboré en 1983, est réservé aux fromages fabriqués selon un cahier des charges très strict. Celui-ci précise que cette pâte molle à croûte fleurie doit être élaborée à partir de lait cru produit essentiellement par des vaches de race Normande, qui pâturent plus de six mois dans une aire géographique limitée.
Pour contourner l’obstacle, les industriels vont avoir recours à une astuce marketing : apposer sur leur boîte la mention « Fabriqué en Normandie » suffisamment proche du « Camembert de Normandie » pour semer le trouble chez les consommateurs peu avertis. Ce à quoi les producteurs de véritables camemberts ripostent en arguant du droit européen, qui interdit toute référence géographique quand elle est déjà utilisée par une AOP.
« D’ici à 2020, il n’y aura plus qu’un seul et unique camembert de Normandie AOP »
La guerre d’usure aurait pu durer encore longtemps sans l’accord trouvé après de longues tractations sous l’égide de l’INAO. « Selon la résolution adoptée, d’ici à 2020, il n’y aura plus qu’un seul et unique camembert de Normandie AOP », se félicite alors l’institut.
Pour signer la paix, chacune des parties a mis de l’eau dans son lait. Les industriels ont accepté que leur camembert soit produit avec au moins 30 % de lait de vaches Normandes ayant pâturé le terroir six mois par an. Et les défenseurs du lait cru ont accepté que l’AOP puisse également bénéficier aux camemberts au lait pasteurisé.
« Un progrès considérable puisque désormais les 66 000 tonnes de camembert produit en France chaque année bénéficieront d’un signe de qualité » souligne l’INAO. « Un tour de passe-passe qui détourne de manière grave l’AOP au profit des industriels et qui prépare la disparition des petits fabricants », accuse Véronique Richez-Lerouge.
L’association a d’ailleurs décidé de porter plainte auprès du parquet de Paris pour « pratique commerciale trompeuse » et « apposition d’appellation d’origine inexacte ». En attendant que la justice tranche l’affaire du camembert, le consommateur, lui, pourra toujours se fier à son nez ou, à défaut, à l’étiquette « Véritable camembert de Normandie » qui reste réservée aux « claquos » élaborés selon des normes qui relèvent encore l’exigence de qualité.