Disputes, ego : j’ai renoncé au téléphone portable. Il nous empêche de vivre pleinement
L’Obs Le plus
Par Guillaume von der Weid, Philosophe & conférencier
Édité par Henri Rouillier
Image d’illustration d’une adolescente avec un smartphone (POUZET/SIPA).
Dès l’instant où j’ai renoncé au téléphone portable, il y a trois ans, je n’en ai plus éprouvé ni le besoin personnel, ni la nécessité sociale. Pas un jour, bien au contraire, où je ne me félicite d’être libéré de ses mails, de ses sonneries intempestives, de la vérification incessante de ses notifications, de sa batterie ou de son « mode avion ». Le seul inconvénient de cet abandon, c’est l’obligation d’être à l’heure aux rendez-vous.
La question que je me pose est alors : pourquoi tout le monde ne fait pas comme moi ? Mais commençons par le commencement.
La tendance et l’occasion
Ma désintoxication s’est déclenchée suite à la rencontre d’une tendance et d’une occasion. La tendance, c’est celle de mon addiction. Quand j’aime vraiment une chose, je la mange, je l’assiège, m’y confonds, et finis par m’y perdre. Or le jour où j’ai créé une page Facebook pour la promotion d’un livre, j’ai senti que j’allais m’y connecter toutes les trois minutes jusqu’à la fin de ma vie, sans parler des autres applications qui, inéluctablement, allaient achever de m’absorber.
L’occasion, c’est une série de disputes avec mon épouse, que je ne pouvais plus terminer par une séparation nette en claquant la porte, puisque, où que j’allasse, le téléphone me suivait, et la mauvaise foi de ma moitié qui, par le biais d’un appel possible, se confirmait en silence. Je réalisais alors que le délice d’une journée entière à me l’imaginer résipiscente, m’avait été confisqué.
Dieu merci, une faiblesse allant souvent de pair avec sa cure, mon addiction s’est toujours accompagnée de la capacité à me détacher sur-le-champ des choses qui pourraient m’envoûter, avec ce regard critique qui les marquait toutes du chiffre de leur avantage total.
C’est donc cette double tendance, amorcée par des disputes qu’il aggravait, qui m’ont fait résilier mon portable. Ce qui n’a pas été sans difficulté lorsqu’il a fallu que je frustre l’employé du centre d’appel de la raison de mon supposé passage à la concurrence. Je dus répéter plusieurs fois que je renonçai au portable lui-même et non seulement à un contrat, exactement comme j’avais dû répéter au buraliste, quelques années plus tôt alors que j’avais tenté ma chance au grattage, que je voulais les cinq euros que le ticket m’avait fait gagner, et non un autre ticket.
Placebo, remède ou poison ?
Or, la première chose qui m’a frappé lorsque j’eus décapité mon smartphone de sa carte SIM, c’est que je ne manquais de rien. Car à moins d’être bloqué trois jours dans le métro ou de pédaler très lentement, on retrouve ses mails, ses réseaux sociaux et autres connexions indispensables à la maison, au bureau, ou sur n’importe quel ordinateur. Plus un endroit qui ne soit connecté ! Qu’avez-vous besoin de l’être ? Sinon pour satisfaire un besoin un peu vil d’être relié à tout le monde, sans l’être vraiment à personne ? de combler les pauses, de pallier le désœuvrement, de remplir le vide ?
Mais le vide est infini et le portable ne peut que le quadriller de quantifications de soi, de notifications fagotées, du mobilier fantomatique de la réalité augmentée. C’est le rendre plus sensible encore. « Tout le malheur des hommes, disait Pascal, vient de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre. » Le portable a transformé le monde entier en une chambre à laquelle il nous condamne et nous promet d’échapper.
Tout est-il donc mauvais dans le portable ? Ce serait trop simple. Car on y renoncerait comme à une drogue qui n’aurait que des effets néfastes. Et de fait, on l’a comparé à ces addictions sans substance comme le jeu ou le sexe, qui sont d’ailleurs le matériau premier de la plupart des applications mobiles.
Comme toute drogue, le portable a d’abord un effet multiplicateur. Potentiellement connecté à des millions de gens, permettant un accès total à tout et un partage de tout, images, films, déplacements, performances, achats, émotions, faisant voyager sans risque à travers les activités, les classes, les pays, flattant l’ego par une mise en scène constante de soi, le portable conjoint les prodiges de la caverne d’Ali Baba, du tapis volant et de la lampe magique.
Multiplication vs. substitution
Mais cet effet multiplicateur est contrebalancé par un effet inverse de substitution. Par les reflets chatoyants qu’il projette sur toute chose et que ne possède que furtivement la vie réelle, le portable tend à remplacer celle-ci. L’exemple le plus frappant en est Tinder qui, par la profusion des relations sexuelles auxquelles il invite, se substitue aux relations amoureuses, pire : les rend suspectes, dès qu’elles voudraient s’installer sur le lit d’une rencontre faite du bout des doigts.
Le brillant de l’abondance a éclipsé la profondeur du personnel. Regardez ces yeux inexorablement fixés au sol, ces écrans bleus qui flottent au concert, ces panneaux d’interdiction du portable en marchant, qui font suite aux accidents : l’image a remplacé la présence, l’événement, le monde.
Surtout, et c’est pour moi la raison la plus forte d’arrêter, considérez l’interruption constante de ces moments de joie ou de peine, ces moments uniques où nous vivons véritablement et qui justifient tout le reste, ces moments d’oubli du quotidien, ces moments vrais — que le portable pulvérise en vous rappelant qu’il faudrait aller au pressing, qu’on vous attend, qu’on veut savoir où vous êtes et ce que vous faites, qu’un tel a acheté telle chose à tel moment, qu’on a couru deux kilomètres de plus que vous, que votre tweet fanfaron peine à récolter le taux d’approbation espéré, que personne ne vous rappelle, que vous avez tellement besoin des autres, bref : que vous êtes désormais asservi à un « valet qui vous sonne » (Sacha Guitry).
Modérer l’absolu ?
Faut-il, dès lors, arrêter le portable ? Ne pourrait-on pas, plus simplement, en limiter l’usage ? Pour celles et ceux qui ne souffrent pas de tendances addictives, ne serait-il pas possible de le « consommer modérément », comme le vin de distingués œnologues ? Il me semble que le problème est moins le type de désir éprouvé que la nature de l’objet désiré, qui est moins un objet, précisément, qu’un prisme promettant la possession de tous les objets, magnifiés par l’éclat en miroir du désir des autres.
On a parlé de doudou, je parlerais davantage de talisman. Le portable est une lumière qui éclaire et traverse les objets, une drogue cumulant toutes les euphories, un pouvoir donnant tous les pouvoirs. La force du portable, c’est précisément cette magie du tout. Le modérer, c’est l’abolir.
Mais alors : comment arrêter ? Une volonté délibérée ne saurait suffire. La volonté, c’est bon pour les 31 décembre et les lendemains de cuite. Pour changer un goût aussi total, il ne faut pas seulement une volonté rationnelle, il faut la force d’une alliance avec soi, avec cette source profonde qui, avide et intraitable, cachée de tous parce qu’éminemment vulnérable, s’abreuve de tout.
Il faut se connecter à soi, au tréfonds de soi, pour saisir l’immense espace de mystère et d’accomplissement que le portable nous a caché par sa prétention à augmenter la réalité, une réalité rétrécie qui ne se gonfle que de notre enfermement.
Laisser un commentaire