Chroniques d’une surveillante de collège #10 : Anaïs, mère et enfant
Nora, pionne dans un collège réputé difficile, est confrontée au cas d’Anaïs, une élève de quatrième, qui tombe enceinte et garde l’enfant.
PAR NORA BUSSIGNY
Nora Bussigny est surveillante dans un collège REP (ex-ZEP) d’une banlieue sensible. Comme nous l’avions fait en 2013 et 2014 avec Le journal d’un prof débutant, Le Point.fr a choisi de publier son témoignage. Le regard de cette étudiante de 20 ans nous éclaire sur la vie d’un établissement scolaire classé « éducation prioritaire », où le public y est un peu plus difficile qu’ailleurs. Dans cette plongée en immersion, nous allons côtoyer des profs souvent impuissants, un principal très tolérant, des « CPE » et des « pions » parfois dépassés par la violence quasi quotidienne, et de nombreux élèves à la dérive…
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Quand j’ai rencontré Anaïs au début de l’année, elle m’a tout de suite déplu. Sans doute à cause de son air supérieur, de son attitude agressive et de sa capacité à bafouer systématiquement l’autorité des adultes. Elle restera d’ailleurs ma première violente altercation avec un élève. En l’évoquant, je peux encore sentir mes poings se serrant pour réprimer ma rage face aux insultes qu’elle me lançait. « Bouffonne ! », « Pov’fille ! »… Depuis cet épisode, je me suis astreinte pendant plusieurs semaines à éviter sa présence de peur d’exercer sur elle un abus d’autorité à coups d’heures de retenues.
Finalement, mes efforts pour l’éviter n’ont pas eu à durer longtemps puisque, du jour au lendemain, Anaïs disparaît du collège. Et ce, pendant plus d’un mois et demi. Peu avant son retour, j’apprends la raison de son absence. Ce qui m’amène à reconsidérer totalement mon ressentiment envers elle. Anaïs a perdu son père, décédé d’un cancer, alors qu’il purgeait une peine en prison. Elle n’a pas pu lui dire au revoir et s’est donc rendue avec sa mère dans sa famille paternelle en Guadeloupe pour lui rendre un dernier hommage.
Je la découvre alors complètement métamorphosée. Les rajouts violets de ses cheveux ont disparu, remplacés par une coupe à la garçonne négligée, plus aucun maquillage. Un visage glacial et fermé a fait place à ses airs hautains. Je ne suis pas la seule à constater qu’elle a pris du poids, ce qui lui va plutôt bien. Compte tenu des circonstances, je décide de cesser toute animosité à son égard et entreprends de renouer une relation apaisée avec elle. Je lui souris, je la renseigne, je plaisante même avec elle. Progressivement, la barrière qu’elle prend soin d’ériger entre elle et le monde des adultes s’abaisse avec moi. Depuis son retour, elle ne fait plus preuve d’insolence, n’arrive plus en retard, ne se fait plus exclure de cours. La nouvelle Anaïs semble avoir grandi d’un coup après la disparition de son père. Elle paraît par moments préoccupée, mais, entourée de sa bande de joyeuses et délurées copines (qui ne semblent pas avoir pris d’aussi bonnes résolutions qu’Anaïs), elle n’est guère abordable. Cependant, toute l’équipe éducative se félicite de l’attitude positive d’Anaïs.
« Qui peut deviner qu’un si petit corps va donner la vie ? »
Aussi, je tombe des nues en entrant dans la vie scolaire un matin et en voyant Nina, une de mes collègues, m’alpaguer en me chuchotant : « Tu veux connaître le secret de ta petite Anaïs ? » J’acquiesce bien évidemment, la curiosité l’emportant. « Eh bah, dis-toi qu’elle n’a pas seulement grossi, elle est enceinte ! C’est l’infirmière qui s’occupe d’elle qui me l’a dit, mais attention on n’est pas censé le savoir ! » Je la regarde fixement, stupéfaite par cette nouvelle. C’est absolument impossible : Anaïs a à peine treize ans et demi ! C’est une enfant, elle ne peut pas en porter un ! Et pourtant en l’observant discrètement à chacun de ses passages, je dois me rendre à l’évidence. Anaïs est bel et bien enceinte. Et visiblement, la nouvelle n’a pas encore fuité. Comme tente de l’expliquer l’infirmière : « Qui peut deviner qu’un si petit corps va donner la vie ? » Cette phrase me revient en tête, notamment quand Anaïs est contrainte de s’absenter, non seulement à cause de la découverte de son état par ses camarades – qui ne cessent de la harceler –, mais surtout en raison de la grossesse qui l’épuise et l’empêche de suivre sereinement son programme de quatrième. Les professeurs font preuve de bonne volonté en lui envoyant les cours, mais la plupart d’entre eux sont tout autant abasourdis que les élèves par cette grossesse si précoce.
Le professeur principal d’Anaïs décide de prendre rendez-vous avec sa mère pour mettre en place un programme de soutien scolaire, mais la mère ne se rend pas au rendez-vous. Cette absence sans motif ni excuse est l’objet de nombreuses discussions sur la part de responsabilité imputable à la mère d’Anaïs. « Pourquoi n’a-t-elle pas fait avorter sa fille quand il en était encore temps ? » se demandent certains de ses profs. Nous apprenons que la mère, qui vient elle-même d’accoucher quelques mois plus tôt, s’oppose farouchement à une IVG. Est-ce pour des raisons religieuses ? J’avais en effet remarqué la petite croix en or qu’Anaïs portait autour du cou, mais je n’en sais pas plus. Il est désormais trop tard de toute façon, Anaïs est déjà à six mois de grossesse, six mois durant lesquels elle semblait avoir nié la réalité. « Je croyais que si j’arrêtais d’y penser ou de m’en préoccuper, ça finirait par disparaître », me confie-t-elle lors de l’une de nos rares entrevues (les CPE refusant que les surveillants lui parlent, sans doute pour museler notre curiosité et ne pas angoisser davantage la jeune fille). C’est l’emploi du pronom « ça » pour désigner sa grossesse qui me déstabilise et m’inquiète. Je n’ose aller plus loin car si nous parvenons à parler discrètement, c’est toujours à l’initiative d’Anaïs, qui n’évoque que rarement son état, préférant plaisanter sur les émissions de télé-réalité ou sur la dernière rupture entre deux élèves de troisième. Comme si elle voulait conserver une part de l’insouciance qui semble lui échapper au fur et à mesure que son ventre s’arrondit.
« Je veux juste être tranquille… »
Ne venant plus du tout en cours (ses absences étaient justifiées à chaque fois par sa mère), je revois Anaïs deux mois et demi plus tard. Elle passe lentement la grille en poussant un petit landau. C’est une image saisissante dans un collège que de voir une toute jeune fille avec un bébé qui est le sien. Je m’avance doucement vers elle et croise son regard. Elle semble exténuée, comme vidée. Je lui demande si elle va bien, ne voulant pas l’assaillir de questions. Elle me répond qu’elle se sent bien, mais le ton nerveux qu’elle emploie et ses yeux cernés m’incitent à croire le contraire. Je me penche au-dessus du landau et découvre une ravissante et minuscule petite fille d’à peine deux semaines. Conquise par ce joli bébé, je demande comment elle se nomme. Anaïs marmonne, le regard ailleurs : « Liorah ».
La jeune mère me demande de surveiller le bébé, le temps de se rendre au CDI. J’attends près d’une vingtaine de minutes en compagnie de Liorah avant qu’Anaïs ne se décide à revenir, la moue boudeuse. « J’étais partie voir mes potes, ils sont trop bien, là, posés dans la cour. » Je me permets alors d’insister en lui demandant à nouveau si tout va bien, si elle s’acclimate à ce nouveau rôle. Elle croise mon regard et ses lèvres tremblent de larmes contenues : « Personne comprend ce qui se passe. Ou on trouve ça trop mignon ou on m’traite de pute ! Et le père s’en bat les couilles. Tu sais qui c’est ? Thomas, un ancien. J’lui ai envoyé une photo de Liorah sur Snap, il m’a même pas répondu c’t’enculé ! Et moi je dors pas putain, elle fait que pleurer, et quand on me l’a donnée à l’hosto j’arrivais pas à la tenir, je voulais juste dormir tranquille ! Je veux juste être tranquille ! Et tu sais c’qu’on m’a conseillé ? Que si j’assumais pas, dans l’pire des cas on pouvait dire que c’était ma sœur. Mais ça, ma mère elle veut pas. » Je lui demande alors doucement ce qu’elle veut, elle. Elle lâche un énorme soupir, les épaules voutées, et me répète plusieurs fois : « Je veux juste être tranquille… » Elle me tourne alors brusquement le dos et se dirige à pas rapides vers la sortie. L’un de mes collègues m’informe que Thomas, le père de Liorah, est un ancien du collège, plutôt bon élève, avec un côté séducteur bien assumé. C’est elle d’ailleurs qui m’apprend que l’origine hébraïque du prénom Liorah, choisi par Anaïs, provient de la religion du père.
« Elle est pas trop belle, dis ? »
L’été passe. Je ne peux m’empêcher d’avoir des pensées pour Anaïs. À la rentrée suivante, l’une de ses amies vient me chercher discrètement durant ma pause déjeuner pour me dire : « Si t’as envie de voir Anaïs, elle est devant le collège. Mais le dis pas aux autres, elle veut pas trop voir les gens. » Je me rends au portail et découvre une quasi-inconnue. Les cheveux plus longs, la mine superbe et un grand sourire, elle me fait face en tenant fermement une poussette flambant neuve. Nous allons nous asseoir sur des bancs un peu plus loin et, pendant qu’elle donne le biberon à une Liorah aux joues roses et rebondies, elle me dit : « Tu sais ce que ça veut dire, Liorah ? Lumière, en hébreu. Elle est pas trop belle, dis ? » demande-t-elle fièrement. J’acquiesce, sincère et émue de l’amour qu’elle semble porter à sa fille. Elle me détaille l’organisation de sa vie. Sa mère lui a attribué la plus grande chambre de leur appartement. Elle ne cesse d’employer le mot « ma fille » avec une grande fierté et une grande force, et me dit qu’elle n’est plus du tout envieuse de la vie de ses copines. Sa mère lui propose régulièrement de sortir un peu, mais ça ne la tente plus guère, préférant rester avec Liorah.
Tout en parlant avec volubilité, elle met un petit chapeau à l’enfant pour la protéger du soleil, l’effleurant des doigts au passage. Je trouve ce geste particulièrement doux et attendrissant. Je me permets de lui demander des nouvelles du père de l’enfant. Elle hausse les épaules : « Ses parents ont demandé une reconnaissance de paternité. Mais perso, j’m’en fous. J’en veux pas de son aide et ma mère non plus. S’il passe à côté de Liorah, c’est qu’il est trop con pour voir qu’elle est parfaite, ma fille. Et qu’il croit pas que lui ou ses parents pourront la voir plus tard, il l’a pas assumée, il risque pas d’en profiter ! » me lâche-t-elle avec une soudaine colère. Je lui pose alors une question évidente, juste pour calmer un peu sa brusque humeur : aime-t-elle sa fille ? Elle me regarde alors avec stupeur, et a un geste instinctif en posant sa main sur la tête du bébé : « Bien sûr que oui ! C’est ma fille ! C’est l’amour d’ma vie ! »
Quelques semaines plus tard, j’apprends qu’Anaïs a quitté la région parisienne pour aller vivre avec sa fille en Guadeloupe, refusant de reprendre ses cours au collège, malgré l’aide proposée par sa mère. Je présume qu’elle a fait son choix en fonction de son rôle de mère et d’adulte qu’elle est devenue à 14 ans à peine.
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