Nora, pionne dans un collège, tente d’aider Samir à ne pas avoir honte de ses préférences sexuelles. Mais la pression sociale est forte…
Nora Bussigny est surveillante dans un collège REP (ex-ZEP) d’une banlieue sensible. Comme nous l’avions fait en 2013 et en 2014 avec « Le journal d’un prof débutant », Le Point.fr a choisi de publier son témoignage. Le regard de cette étudiante de 20 ans nous éclaire sur la vie d’un établissement scolaire classé « éducation prioritaire », où le public y est un peu plus difficile qu’ailleurs. Dans cette plongée en immersion, nous allons côtoyer des profs souvent impuissants, un principal très tolérant, des CPE et des pions parfois dépassés par la violence quasi quotidienne, et de nombreux élèves à la dérive…
Tous les mercredis, retrouvez les chroniques de Nora Bussigny sur Le Point.fr.
Le collège permet aux jeunes adolescents de goûter aux prémices de l’amour. Certains tentent l’expérience passionnément, voire dangereusement. D’autres, plus secrètement, sont parfois obligés de se cacher. C’est le cas de Samir, un grand garçon très maigre et un peu complexé par son acné. Redoublant sa troisième, c’est un élève assez procrastinateur, mais néanmoins qualifié par le personnel éducatif (enseignants compris) d’« attachiant ». Drôle, généreux et sensible, il est entouré de nombreuses copines.
Samir cache son homosexualité, il la nie d’ailleurs catégoriquement. Hélas, contrairement à d’autres élèves dans le même cas mais plus discrets, il n’a pas la chance d’être laissé en paix, sans doute car lui-même aime attirer l’attention. Nous nous sommes immédiatement appréciés. Son hypersociabilité et son côté déluré font me conduire presque amicalement avec lui, malgré une volonté de ma part de rester « professionnelle ». Samir subit beaucoup d’insultes, même de la part de ses amis. On se moque de son rire efféminé. « L’autre pédé » : c’est ainsi que la plupart des garçons de son âge le désignent. Samir ne rétorque pas, se contentant de glousser en disant : « Pfff, n’importe quoi ! »
Un jour que j’ose aborder plus clairement le sujet avec lui, il nie catégoriquement : « T’es ouf, c’est dégueulasse ! Et j’suis musulman, t’imagines la gueule de mes frères ?! » Ses deux frères, réputés pour leur brutalité, ont été envoyés en Segpa (section d’enseignement général et professionnel adapté pour des élèves présentant de graves difficultés d’apprentissage) dans le collège voisin. Et, quand j’essaie d’insister en lui rappelant qu’il n’y a rien de « dégoûtant » et qu’il ne doit pas s’inquiéter de la réaction de sa famille, il se contente de rire, mal à l’aise, et de prétexter un cours pour filer.
À partir de ce moment, Samir entreprend de me raconter ses exploits auprès de la gent féminine, ne lésinant pas sur les détails les plus scabreux qui, à force d’être si souvent narrés, sonnent faux. « Elle m’a fait de ces suçons, cette salope ! » ; « J’ai plein de griffures dans le dos, tu veux voir ? »… Je ne tente plus de le contredire, mais un jour il vient me voir, assez gêné :
« C’est n’importe quoi ce qui se passe (rire gêné)… Y a un gars qui m’aurait vu sur un site de rencontres de pédés et qui connaît un gars du collège. Il lui a dit et on n’arrête pas de me casser les couilles avec ça. » Je lui demande alors si c’était vrai, il nie une fois de plus très rapidement : « Non, t’es ouf ! On a dû utiliser mes photos pour un faux compte ! Mais si on te demande, t’hésites pas, hein, tu dis que c’est des conneries ! OK ? » J’acquiesce puisque c’est son souhait, mais je reste néanmoins dubitative.
Je ne vois alors plus beaucoup Samir durant quelque temps, celui-ci passe plus de temps à sécher qu’à venir en cours. Aussi, en le voyant arriver un matin au collège, je saute sur l’occasion et l’alpague. Je suis alors surprise de constater qu’il arbore un énorme coquard sur la paupière gauche : que s’est-il donc passé ? « C’est mon frère, il a entendu des trucs de merde sur moi et il y a cru… mais tranquille, ça va ! » Un œil au beurre noir, c’en est trop pour moi. Je le menace de faire un signalement à l’infirmière s’il ne me raconte pas tout. Il obéit prestement, semblant secrètement soulagé de pouvoir enfin se confier :
« Y a un gars assez connu du quartier, c’est mon pote. Et genre on s’adore de ouf, mais un soir j’étais chez lui et on était tranquilles, et lui est parti dire que j’aurais essayé de l’embrasser askip (à ce qu’il paraît). » Je lui demande instantanément s’il ne s’est réellement rien passé. « Bah si… mais c’est lui qui a commencé ! Mais c’était pour essayer, tu vois ? » Je voyais, oui, mais je ne comprenais pas la réaction de l’autre garçon. « J’sais pas, il a dû croire que j’allais le poucave (le balancer), alors que trop pas, j’ai jamais balancé personne. » Je comprends que ce n’est pas la première fois, et ose alors lui poser la question : est-il gay ? Pour la première fois, il ne répond pas du tac au tac, se contentant de fixer le sol. Il finit par lâcher :
« Des fois, quand j’vais au collège le matin, j’vois une voiture et j’ai envie d’me jeter dessous, comme ça on me foutra enfin la paix… » Je ne sais expliquer ce qui me prend alors, mais je lui attrape la main et la serre, le faisant immédiatement croiser mon regard. Je lui dis alors doucement que, plus tard, il n’aura plus à se cacher, quand il vivra dans une grande ville, quand il sera indépendant, et qu’il ne doit pas avoir honte d’être qui il est. Il hoche la tête, visiblement ému, et s’enfuit.
J’en profite pour faire malgré tout un signalement à la CPE pour le coquard. Je lui recommande d’être très vigilante, ce qu’elle fait. Elle convoque la mère de Samir, officiellement pour ses nombreuses absences, en vérité pour essayer d’aborder le sujet. Je ne sais pas ce qui se dit exactement. Néanmoins, un jour où je croise Samir, je le trouve beaucoup plus heureux. Je lui demande si ça s’est arrangé dans sa famille.
« Ouais, on a parlé avec ma mère, je l’aime tellement, putain, et elle m’a dit que si j’voulais être heureux, j’avais qu’à être normal comme mon frère. » J’ai du mal à comprendre : qu’entend-il par « normal » ? « Bah, avoir une meuf, tout ça. Du coup, je sors avec Julie, celle de 3B, elle est ouf, ça se passe trop bien, elle me kiffe trop ! » Désemparée, j’insiste : que va-t-il faire de son secret ? Il paraît gêné, comme évasif : « Ah, vas-y, tout ça, c’était d’la merde. Maintenant, j’vais mieux : je suis soigné, comme ma mère elle dit. Elle a beaucoup prié pour moi, comme ça je serai pur pour le ramadan. » Je ne suis pas sûre que sa religion lui interdise d’être qui il est, mais, devant son air convaincu, je décide de ne rien rétorquer, ce qu’il semble apprécier, car il entreprend de me parler, avec son enthousiasme habituel, de sa copine.
Depuis, Samir semble filer le parfait amour avec la jolie Julie, visiblement très éprise de lui. Et, malgré certains quolibets ou insultes teintées d’humour, les élèves le laissent enfin tranquille. Certains disent même qu’il est « rentré dans le droit chemin ».
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