« Crétin » : Mathilde Larrère, historienne et snipeuse sur Twitter
Mathilde Larrère a corrigé Manuel Valls à propos du sein de Marianne et Nicolas Sarkozy sur les Gaulois. L’historienne et militante utilise Twitter comme un « outil d’éducation populaire ». Rencontre.
« Vous parlez de Marianne ! Marianne, le symbole de la République ! Elle a le sein nu parce qu’elle nourrit le peuple ! Elle n’est pas voilée, parce qu’elle est libre ! C’est ça la République ! C’est ça Marianne ! C’est ça que nous devons toujours porter ! »
Devant son écran, l’historienne spécialiste des révolutions s’énerve. Cette référence à Marianne « précipite une colère politique », couvée tout l’été par l’omniprésente affaire du burkini « et de tout ce qu’il implique ».
Dix jours plus tôt, elle a entendu le Premier ministre « soutenir » les maires qui ont pris des arrêtés pour interdire le port de ce maillot de bain couvrant. A 21h42, Mathilde Larrère (@LarrereMathilde) réagit :
Marianne a le sein nu parce que c’est une allégorie crétin!#Valls
Cours magistral sur Twitter
La maître de conférences à l’université Paris-Est Marne-la-Vallée retourne à sa série avant de la remettre sur pause. Dire que le sein de Marianne est une allégorie ne veut pas dire grand chose, il faut l’expliciter.
Alors, comme elle le fait régulièrement, elle improvise un cours magistral sur Twitter, en puisant dans ses cours (niveau « agreg »). Une « petite histoire du sein de Marianne » et de ses représentations, en 23 tweets.
« Crétin » dans le premier tweet ? Dans un café parisien près de Sciences-Po, où elle donne des cours en tant que vacataire, Mathilde Larrère, 46 ans, dit ce mardi de septembre qu’elle regrette un peu :
« J’aurais dû dire inculte. »
Immédiatement après la série de tweets, les notifications pleuvent dans sa boîte mail, des journalistes la sollicitent pour des interviews, son nombre d’abonnés va quasiment doubler.
Et à partir du vendredi 30 septembre, l’historienne tiendra tous les quinze jours une chronique sur le plateau d’Arrêt sur images. Daniel Schneidermann, le directeur du site, vante son sens de la narration sur Twitter, « absolument exceptionnel ».
L’histoire de l’IVG ou le « J’accuse »
Les historiens ne sont pas nombreux, sur Twitter. Encore moins sont ceux, à l’image de Mathilde Larrère, à en faire une utilisation pédagogique. Pour cette dernière, le réseau social est un vrai « outil d’éducation populaire ».
L’historienne aux 13 000 abonnés publie régulièrement des séries de tweets pour raconter un évènement historique, principalement dans sa période de prédilection (le XIXe siècle). Sans s’adresser à ses élèves mais au grand public – ce qui implique, dit-elle, d’utiliser moins de concepts ou de les définir :
« Si je fais ça, c’est pour sortir des bancs de la fac. Je touche des gens qui sont très avides d’histoire. »
Ce mercredi 29 septembre, elle a raconté ce qu’était la loi de Maximum général, votée le 29 septembre 1793. Dernièrement, elle a aussi résumél’histoire de l’IVG en France en 114 tweets, en écho à une campagne pour le droit à l’avortement du Planning familial.
(comme il est très long je vais le faire en x temps je vous préviens)
1)Dns l’antiquité, le père dispose d’1 droit de vie et de mort s/ ses enfants => l’IVG par lui consenti n’est pas considéré comme 1 crime.
Pour écrire une telle série, l’historienne travaille des heures sur traitement de texte, en rédigeant les tweets dans une longue liste à puces. La difficile contrainte des 140 caractères l’amuse.
Outre la taille, elle se fixe une autre règle, celle de clore chaque phrase entamée dans un tweet :
« Je veux que chaque tweet soit cohérent en tant que tel. »
Quand elle les copie-colle un par un sur le réseau social, elle les numérote et illustre le récit historique par des documents (photos, couvertures d’ouvrages, de journaux, etc.).
« Une date ne suffit pas »
Sur Twitter, l’historienne a d’abord commencé par publier des sortes d’éphémérides, en rappelant des dates historiques. La frustration de ne pas expliquer l’a amenée petit à petit à donner ces mini-cours :
« Je passe mon temps à dire à mes étudiants qu’une date ne suffit pas, qu’il faut la réinsérer dans l’avant, l’après, la comprendre, l’interpréter. »
Elle explique :
« J’ai mélangé la pratique du live-tweet
[le fait de raconter un événement en direct sur Twitter, ndlr], qui est un truc soit de journaliste soit de politique, avec l’histoire. »Une partie de ses cours en ligne sont visibles sur son Storify. On retrouve entre autres :
- l’histoire des 5 et 6 octobre 1789 ;
- le « J’accuse » d’Emile Zola ;
- la séparation des Eglises et de l’Etat en 1905 ;
- le serment du jeu de Paume ;
- une « mise au point historique et terminologique sur la journée internationale des droits des femmes ».
« On sent qui je soutiens »
Au moment des lois sur l’état d’urgence, en novembre 2015, l’historienne a tweeté en parallèle un historique des lois scélérates de la fin du XIXe siècle.
Mathilde Larrère le reconnaît d’emblée : l’histoire qu’elle raconte est une « histoire militante ». « Dans les sujets que je choisis, je vais privilégier l’histoire des révolutions, des grèves, des mouvements sociaux, beaucoup plus que l’histoire culturelle ou des relations internationales », détaille-t-elle. « Je sers les combats féministes, anti-racistes, etc. »
Sur Twitter, elle se lâche aussi dans le ton employé :
« On sent qui je soutiens. »
L’historienne s’est inscrit sur Twitter en décembre 2013, précisément dans le cadre de ses activités politiques. Elle milite alors au Parti de gauche : elle a pris sa carte en 2012, après les élections législatives, et se présente en 2014 aux élections municipales dans le XIIe arrondissement de Paris, sur une liste du Parti de gauche.
Parti qu’elle a quitté en janvier 2016, après des « désaccords politiques » – elle n’en dira pas plus, par « loyauté envers les camarades ».
Depuis, elle a cofondé un collectif qui veut renouveler la gauche, Le Temps des Lilas, et a participé au mouvement Nuit debout. Avec plusieurs de ses confrères, elle a formé la commission éducation populaire et a plusieurs fois pris la parole place de la République. Le jour de la fête du travail par exemple, elle a raconté l’origine historique du 1er mai – comme elle l’aurait fait sur Twitter.
« J’affiche la couleur »
Mathilde Larrère, 46 ans, un enfant, a d’abord baigné dans la politique en famille. Mère prof de philo, père ingénieur agronome, tous deux d’anciens maoïstes. Entrée en politique pendant les années lycée, en manif, l’historienne raconte s’être politisée dans la lutte anti-racisme, le syndicalisme et surtout l’associatif.
Sur son approche militante dans l’histoire, elle se défend :
« Imaginer que l’histoire n’est pas une science politique, c’est une erreur. On ne raconte pas des choses fausses parce qu’il y a une approche politisée, à partir du moment où on est solide scientifiquement et qu’on ne trahit pas les sources.
Moi j’affiche la couleur.
Quand on lit du Hobsbawm, des historiens marxistes des années 1950, du Mazauric… On se rend compte que les historiens de la révolution y allaient franchement et ne se cachaient pas alors qu’aujourd’hui, on affiche beaucoup moins ses choix militants et on considère même que ce serait négatif. »
Controverse
Le « crétin » affublé à Manuel Valls gêne Jean Garrigues, historien, pour qui l’usage de l’invective est une « erreur ». Ce spécialiste de l’histoire politique, n’est pas d’accord avec ce qu’a répondu Mathilde Larrère au Premier ministre – lui est revenu sur la controverse dans l’hebdomadaire Marianne.
Si les faits historiques avancés par la maître de conférences sont inattaquables, il critique ses interprétations et un certain manque de clarté.
Mathilde Larrere à Paris, le 27 septembre 2016 – Emilie Brouze/Rue89« On peut être historien et militant mais quand on entre dans le débat politique, il faut bien signifier qu’on parle en tant que militant et qu’on ne fait pas entendre la vérité de l’histoire. »
Jean Garrigues loue, par ailleurs, cette nouvelle forme de diffusion de savoir dans un lieu « où les historiens ne sont pas encore installés ».
« La vulgarisation est mal vue »
L’histoire morcelée en 140 caractères implique indubitablement de la vulgarisation, qui a tendance à être honnie dans la communauté scientifique :
« C’est sûr que même en développant, je suis plus schématique, plus nuancée moins scientifique que je ne le serais dans un livre ou dans un article. Mais c’est le propre de la vulgarisation ! »
Mathilde Larrère raconte qu’au début, certains de ses confrères observaient sa démarche avec dédain, en mode « ce n’est pas notre arène ».
« La vulgarisation est mal vue dans l’université : ce n’est pas noble. »
Pour elle, l’utilisation du réseau social, permet aussi de sortir de l’entre-soi des publications savantes avec comité de lecture ou d’ouvrages qui ne seront lus que par des initiés. Twitter est populaire et permet par ailleurs de susciter l’intérêt de médias – surtout quand il s’agit de réagir à des saillies politiques.
Avec l’une de ses confrères, Laurence De Cock, professeur d’histoire-géographie, elles ont fin septembre détricoté les propos de Nicolas Sarkozy sur les Gaulois. Elles ont hésité avant de prendre la parole sur Twitter :
« On participe à cette société de spectacle mais en même temps, en tant qu’historiens, on ne peut pas laisser dire tout et n’importe quoi. »
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