Cette très vieille querelle de l’orthographe
L’orthographe rectifiée entre dans les nouveaux manuels scolaires. Simplificateurs et conservateurs de notre langue s’écharpent depuis le XVIe siècle.
PAR FRANÇOIS-GUILLAUME LORRAIN

Il y a le plus vieux métier du monde. Il y a aussi la plus vieille polémique de France. Dans ces débats qui agitent le Landerneau orthographique, on se lance un chiffre à la figure : 1990. La date de la dernière réforme. Mais, dans notre beau pays, on s’écharpe sur l’orthographe depuis qu’il y a… une langue française. Ce constat est validé par le spécialiste du sujet, Bernard Cerquiglini, ex-délégué général à la langue française, auteur de L’Accent du souvenir (Les Éditions de Minuit), qui vient de préfacer L’Orthographe rectifiée, le guide pour tout comprendre (Librio). « Prenez Louis Meigret. On lui doit en 1550 la première grammaire de la langue française. Mais, huit ans auparavant, il propose déjà une orthographe simplifiée, phonétique.Tout le monde lui tombe dessus. » Une levée de boucliers d’une telle violence qu’elle l’oblige à faire imprimer sa grammaire avec l’orthographe traditionnelle.
À l’époque, le débat tourne déjà autour des mêmes arguments avancés aujourd’hui : simplicité (les réformateurs) contre étymologie (les conservateurs). La faute, ou le mérite, à l’histoire de notre langue, qui dérive du bas latin. « De toutes les langues romanes, explique Cerquiglini, le français était celle qui, au fil des siècles, s’était le plus éloignée à l’oral du latin classique. C’était une langue orpheline. » Quand on commence à la fixer à l’écrit, à la fin du XVe siècle, on compense en la « relatinisant », en lui redonnant une forme plus noble, plus monumentale. En outre, les copistes et scribes chargés de la fixer ont l’habitude d’écrire en latin classique. Un réflexe professionnel. Exemple : « temps », qui s’écrivait « tens » jusqu’au XVIe siècle, prend un « m » et un « p » à cause du « tempus » latin. On a peur d’une écriture « trop maigre », si bien que l’étymologie l’emporte.
Vers une simplification
Tout n’est cependant encore qu’une question d’usage. Chacun y va de son envie. Du côté des simplificateurs, les imprimeurs. Moins de lettres signifie moins de frais et de gestes inutiles. Par ailleurs, ces imprimeurs sont protestants : élevés dans le culte d’une Bible à faire lire non plus en latin, mais dans la langue du pays et du peuple, ils veulent faire simple. Mais aucune norme officielle n’existe. C’est un champ de foire. Jusqu’à la création de l’Académie française en 1635. L’article 24 des statuts de cette académie stipule qu’elle doit « donner des règles simples à la langue ». Le juge de paix sera le premier Dictionnaire de la langue française, qu’elle est chargée d’établir. Elle prend le temps. Il paraît en… 1694, c’est le célèbre dictionnaire de Furetière. Malheureusement, elle fait un choix élitiste et retient l’orthographe la plus traditionnelle, « qui distingue les gens de lettres d’avec les ignorants et les simples femmes ». L’orthographe comme symbole de classe : Roland Barthes, dans Le Bruissement de la langue, a écrit là-dessus de jolies pages. Le « e » de l’ancien français » devient donc « et », le « ki » devient « qui », « omme » devient « homme (de « homo »). On distingue aussi entre les mots homophones (pois, poix, poids). Mais on refuse aussi l’accent circonflexe, pourtant en usage depuis 1529 : « forêt » s’écrit encore « forest », malgré le « s » étymologique qui ne se prononce pas. « L’Académie n’a pas cru devoir s’autoriser certains retranchements », notent les académiciens dans leur préface de 1694.
Malgré ce départ malencontreux, l’histoire de l’orthographe est ensuite un « lent, prudent, mais régulier et assez efficace amendement », résume Cerquiglini. Au fur et à mesure de ses dictionnaires, qui ont désormais force de loi, l’Académie ne cesse en effet de se corriger dans le sens d’une simplification. En 1740, elle accepte l’accent circonflexe. Puis elle réduit le nombre de doubles consonnes. Enfin, en 1835, elle respecte la phonétique avec l’imparfait : « j’avois » devient « j’avais ». La voilà presque revenue de son erreur initiale. Son pouvoir est d’autant plus immense que deux ans auparavant, en 1833, Guizot a porté sur les fonts (et non les fonds) baptismaux l’enseignement primaire. Il faut une norme dans un débat désormais public et cette loi, c’est l’Académie. « La faute devient la Faute », écrit Roland Barthes. Et ce qui jadis était le souci de quelques cénacles devient au XIXe siècle l’affaire de tous. En 1829, C.-L. Marle fonde une Société pour la propagation de la réforme orthographique, qui compte 33 000 adhésions. Son Appel aux Français se vend à 100 000 exemplaires ! La France s’enflamme.
Aider l’Académie à se remettre au travail
Elle se passionne d’autant plus qu’à la fin du XIXe siècle le débat oppose désormais une Académie dite « des ducs et des pairs », donc monarchiste, à des linguistes, des scientifiques, résolument républicains, qui la pressent de hâter le mouvement. En vain. Puisqu’il est, pour l’Académie, urgent d’attendre, le ministère de l’Instruction publique prend les devants et préconise une tolérance dans la graphie, en particulier sur l’accord du participe passé avec le verbe avoir. Quai Conti, Ferdinand Brunetière s’énerve : « C’est la première fois que le gouvernement s’occupe de régenter la langue française et qu’il tient si peu de compte de ce qu’on peut regarder comme un droit de l’Académie. » En 1901, Georges Leygues, le ministre, fait tout de même passer un arrêté de tolérance, très peu appliqué, qui sera repris en 1977 par le ministre Haby. L’Académie s’étrangle : « Modifier la règle de l’accord des participes, c’est porter l’atteinte la plus grave à la littérature française tout entière : c’est reléguer d’un seul coup dans l’archaïsme tous les poètes qui ont écrit à ce jour. » Du côté des dictionnaires, Littré, Larousse préconisent aussi une certaine tolérance. En 1932, la guerre aidant, la fièvre est retombée et l’Académie délivre sa huitième édition du dictionnaire, la dernière à ce jour : 500 graphies ont été modifiées.
Il faut attendre 1989 pour que le gouvernement reprenne la main. Homme de consensus, le protestant Michel Rocard réunit autour de la table des linguistes, dont Pierre Encrevé, qui fait partie de son cabinet, l’Académie, avec son secrétaire perpétuel, Maurice Druon, mais aussi des personnalités telles que Bernard Pivot. Il fonde un Conseil supérieur de la langue française (la partie réflexion) et nomme un délégué général, Bernard Cerquiglini (la partie action). Il s’agit d’aider l’Académie à se remettre au travail. Des recommandations – sur l’accent circonflexe, qui peut disparaître sur le « i » et le « u », les pluriels des mots composés (ex. : « pèse-personnes ») et des mots d’origine étrangère (« vetos »)… – sont faites et adoptées à l’unanimité par l’Académie française.
Le hic, c’est que le ministre de l’Éducation nationale, Lionel Jospin, oublie de faire passer les rectifications aux professeurs via une circulaire pour clarifier ce qui doit être enseigné. Vingt-cinq ans après, selon un bien étrange timing, le même ministère se réveille. Et Cerquiglini de s’amuser de l’émoi provoqué par la question : « nénuphar » ou « nénufar » ? « Relisez Proust, il l’écrit déjà avec un f , selon l’étymologie arabe. La graphie avec un ph provient d’un rapprochement fautif établi par l’Académie en 1932 avec nymphéa »… En Belgique, au Québec, où l’on s’amuse de nos querelles, 1990 est passé comme une lettre à la poste. Il n’y a qu’en France que ces rectifications provoquent une polémique. Voyons-y la partie pleine du verre et le symptôme de notre attachement viscéral, bien qu’exagéré, à notre langue.
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