Contre « l’invasion numérique » à l’école, ces enseignants en résistance
Alors que le plan numérique pour l’éducation se déploie progressivement, Rue89 a interviewé trois signataires de l’« Appel de Beauchastel », un collectif d’enseignants refusant l’informatisation de l’école.
C’est un document de six pages qui a d’abord circulé à l’ancienne : de la main à la main, dans quelques établissements scolaires ou via des réseaux de connaissances…
« L’appel de Beauchastel contre l’école numérique » (lire son texte ou le document ci-contre), a été coécrit par une quinzaine d’enseignants en décembre 2015, puis complété trois mois plus tard.
Le texte est une critique de l’informatisation et du numérique à l’école qui aurait « pour but premier de gonfler les chiffres d’affaires des firmes qui produisent matériel et logiciel ».
Outre des raisons économiques, les signataires avancent des raisons pédagogiques, liées à la santé, mais aussi le coût écologique des investissements du plan numérique lancé par François Hollande en mai 2015, et déployé progressivement. 25% des collèges publics devraient être concernés à la rentrée 2016.
Ces membres de l’Education nationale qui préfèrent le stylo à la tablette sont convaincus qu’Internet ne peut pas améliorer l’enseignement, mais déshumanise, et que le numérique signe in fine la fin du métier. « Nous refusons en bloc notre mise à jour programmée », lit-on à la page 6.
« Nous n’utiliserons pas le cahier de texte numérique, ni les multiples écrans dont on prétend nous équiper.
Nous nous opposerons aux équipements générant d’importants champs électromagnétiques ainsi qu’à la concentration des données scolaires dans des bases centralisées. »
L’appel est baptisé du nom de la petite ville ardéchoise où s’est tenue la première réunion. Le collectif, que l’on pourrait qualifier de « néo-luddiste », mène depuis une petite mobilisation discrète, dont on trouve peu de traces sur Internet, question de cohérence. En bas du document d’ailleurs, c’est une adresse postale à Beauchastel qui fait office de boîte contact.
Contre l’informatisation
Le noyau des premiers signataires s’est rencontré par le biais d’Ecran total, un réseau né en 2013 qui rassemble des personnes travaillant dans l’élevage, le social, la médecine, la boulangerie ou l’éducation.
Ensemble, ils protestent contre l’informatisation et ses « logiques gestionnaires » qui « détruisent » leurs métiers et « dégradent » les relations sociales.
C’est en participant à des rencontres d’Ecran total qu’Emilie, éducatrice sportive et assistante d’éducation dans un lycée général, a rejoint le petit groupe d’opposition à l’école numérique. Son envie de s’engager provient d’une « inquiétude grandissante quant à l’impact de cette invasion numérique sur les apprentissages » et sur les relations humaines.
« Mais aussi d’une difficulté à travailler, tellement ce virage numérique modifie en profondeur le métier d’enseignant, et le monde de l’école en général (qui se résume assez simplement : toujours plus de temps sur un ordinateur, toujours plus d’interface numérique entre les gens). Cette révolution numérique est imposée, l’utilisation des outils numériques est une injonction. »
Emilie dit qu’elle a du mal à se résoudre à ce que son fils de 6 ans « attaque sa scolarité avec un iPhone et un ordinateur dans sa classe ».
Des « prétendus remèdes »
Samuel, prof dans un lycée du Rhône, a rallié lui aussi le collectif via Ecran total, pour « transformer un refus individuel en entreprise collective » :
« Il m’a paru nécessaire de faire voix commune avec d’autres pour poser publiquement le problème des effets pédagogiques, éducatifs, cognitifs et politiques de la généralisation des technologies de l’information et de la communication
[TIC] dans l’enseignement. […] Les TIC sont présentées comme la panacée aux problèmes d’apprentissage et au désinvestissement supposé de l’école par les enfants et adolescents. Je pense au contraire que ces prétendus remèdes aggravent les maux qu’ils sont censés combattre. »L’appel de Beauchastel est aujourd’hui paraphé de 30 noms : des personnels de l’Education nationale travaillant dans toute la France, dont une poignée d’Ardéchois. Depuis la diffusion de leur texte, ils se sont vus en chair et en os à deux reprises.
Lors du dernier week-end, les 20 et 21 août, ils se sont efforcés de préciser et d’étoffer leur argumentaire.
Internet, « je l’ai à l’œil »
Parmi les trois signataires qui ont accepté de répondre – par écrit – aux questions de Rue89, il y a aussi François, 60 ans, qui se définit comme « technosceptique et technocritique », forcément attentif à la place qu’Internet et les écrans prennent dans sa propre vie. Il raconte :
« Internet s’est immiscé dans ma vie mais, sans être totalement dupe des effets inconscients qu’il produit, je l’ai à l’œil, je le surveille et donc, je me surveille. Je ne me crois pas plus fort que lui au point de m’abandonner sans garde-fou.
Ainsi on peut dire que je m’oppose à l’informatisation de ma vie tout d’abord en utilisant un matériel assez vieux et que je ne change pas parce qu’il me suffit et parce que je ne veux pas consommer de la technologie.
Ensuite, en retrouvant des savoir-faire d’avant la technologie et qui m’apportent un sentiment de vraie autonomie et d’harmonie avec l’environnement : lire une carte plutôt qu’un GPS, faire un point astronomique en mer, lire des livres, jardiner, faire de la mécanique, de la musique, faire du sport… »
Pour François, qui enseigne depuis trente années, il est encore possible dans l’Education nationale de s’opposer individuellement au « tout numérique » mais l’exercice est « usant et problématique ». Il parle d’expérience :
« Dans mon collège, je suis le seul sur une trentaine de professeurs à ne pas remplir les cahiers de texte numériques, à faire l’appel sur papier que je fais porter à la vie scolaire, et à ne jamais allumer un ordinateur en classe, ni emmener les élèves en salle informatique.
Depuis le début, je subis des pressions : rendez-vous avec le principal, mauvaise appréciation sur le rapport annuel administratif, inspection soldée par la baisse de ma note pédagogique (ce qui est assez exceptionnel). »
François explique avoir reçu un rappel à l’ordre d’un prof de son établissement suite à l’affichage de l’appel de Beauchastel sur le panneau syndical.
« Pressions »
« Comprenez bien, nous sommes considérés comme des emmerdeurs et des rabat-joie (véridique, mon CPE [conseiller principal d’éducation, ndlr] m’a adressé cet adjectif lorsque que je questionnais mon équipe sur le déferlement du numérique dans notre travail) », abonde Emilie.
« C’est pourquoi la grande majorité exécute, nous sommes quelques-uns à tenter d’éviter. Mais à un moment, il faut être plusieurs pour réellement refuser. »
L’assistante d’éducation explique que les signataires de l’appel espèrent qu’enseignants et parents d’élèves réalisent l’importance d’un refus et d’un réel débat sur « l’invasion numérique ».
« Que l’on puisse réellement choisir de l’intérêt ou pas de ce virage numérique, que l’on puisse exiger un droit de retrait. En effet si cela n’améliore en rien l’enseignement, que cela drogue nos enfants, que cela coûte cher : pourquoi le faire ? Pourquoi ne pas refuser cette évolution technologique ? »
Prise de notes sur ordinateur
Pour Samuel, le prof dans un lycée du Rhône, les ordinateurs ne sont pas des simples outils. « Pour les défenseurs du numérique, l’objet technique serait neutre. Tout dépendrait de l’usage que nous en ferions. Cette idée est erronée », balaie-t-il en argumentant :
- l’ordinateur est rendu nécessaire par le système sociotechnique qui s’exprime à travers lui – il fonctionne dans une société en relation avec des infrastructures et des besoins sociaux spécifiques ;
- il est ambivalent et non neutre et produit des effets positifs et négatifs qui sont indissociables.
Le prof cite un exemple :
« Certains de mes étudiants ont pris l’habitude de “ prendre des notes ” sur leur ordinateur : le contenu leur paraît plus propre, mieux structuré, plus facilement réexploitable. Là aussi, l’effet bénéfique est très contestable.
La prise de notes sur ordinateur les met dans la position de “ greffiers ” qui s’efforcent de tout prendre en note, car c’est techniquement possible. A la main, ils sont contraints de trier, de reformuler et commencent déjà le travail d’appropriation et d’apprentissage. »
Emilie poursuit :
« L’arnaque pour nous se situe dans le fait que cette technologie s’invite sous argument de complémentarité, mais dans les faits c’est faux, elle remplace et fait disparaître beaucoup de savoir-faire (un exemple parmi cent : depuis que les profs sont tenus d’écrire sur Internet les devoirs à faire, les élèves ne prennent plus note eux-mêmes de leurs devoirs […]).
Internet et l’appareillage numérique ne peuvent pas améliorer l’enseignement car ils prennent le temps et la place des enseignements et des savoirs fondamentaux absolument nécessaires au bon usage de ces outils. »
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