Fuyant l’Amérique puritaine, des femmes très riches ont débarqué à Paris à la Belle Époque. Gérard Bonal dresse le portrait d’une vingtaine d’entre elles.
PAR FRANÇOIS MALYE
Femmes libres, parfois scandaleuses, souvent homosexuelles, la plupart du temps très riches, elles fuyaient l’Amérique pudibonde pour vivre leurs passions et découvrir enfin l’« Athènes de l’Europe moderne ». Dans son livre Des Américaines à Paris (Tallandier), Gérard Bonal a choisi de dresser le portrait d’une vingtaine de ces femmes célèbres, héroïnes de la colonie américaine de Paris à la Belle Époque.
Mary Cassatt, 33 ans, qui veut devenir peintre, « pas une femme qui peint, non une peintre de profession », est la première d’entre elles à s’installer dans la capitale, en 1874. Cinq ans plus tard, le nom de cette femme rebelle et farouche, à laquelle son père, riche banquier de Pittsburgh, avait lancé dans un accès de colère – « je préfère te voir morte qu’artiste » – figure aux côtés de ceux de Caillebotte, Monet, Pissarro et de son ami Edgar Degas au catalogue de l’exposition annuelle des impressionnistes, en avril 1879. Mary Cassatt connaissait déjà la capitale où elle avait séjourné à plusieurs reprises avec sa famille. Elle avait dû quitter Paris avant la Commune mais, désespérant de trouver un enseignement artistique de haut niveau aux États-Unis, elle avait décidé d’y revenir.
C’est un homme qui a lancé le mouvement du « Voyage à Paris », l’écrivain Fenimore Cooper, premier de ces Mohicans à s’installer durablement dans la capitale en 1826, suivi de peu par Samuel Morse, alors peintre. Il n’y a pas de musée dans la jeune Amérique, l’enseignement de la peinture se limite à copier des modèles antiques, New York compte à peine 200 000 habitants et San Francisco n’est encore qu’une bourgade qui commence juste à s’étendre autour de sa mission espagnole. Pour l’élite américaine, le voyage à Paris est incontournable en raison de la réputation mondiale de la capitale française dans le domaine des arts, de l’éducation, de l’enseignement, mais aussi de son bouillonnement politique et intellectuel.
Pionnières
L’une des plus déterminées est sans doute Dorothea Klumpke, divorcée d’un richissime homme d’affaires américain. Elle débarque en France en 1877 flanquée de ses cinq filles, Dorothea, Mathilda, Augusta, Julia, Anna et de leur frère John. Elle a choisi la capitale comme centre artistique et scientifique afin d’y mener sa « mission unique », l’éducation de ses filles. « Elle tenait à se venger noblement de son mari en lui montrant qu’avec l’argent qu’il avait été obligé de lui compter, elle saurait faire de ses filles des femmes qui feraient honneur à leur sexe et leur pays ». Anna suit les cours de l’académie Jullian, expose et fait la rencontre de la peintre Rosa Bonheur, dont elle partagera les dernières années et sera la légataire universelle. Mathilda et Julie seront musiciennes quand Dorothea et Augusta Klumpke choisissent de forcer, non sans mal, les portes de l’université française. Dorothea, en 1893, est la première à soutenir en Sorbonne une thèse en mathématiques et astronomie tandis qu’Augusta devient la première interne des hôpitaux de Paris en 1886. Elle fera ensuite une brillante carrière de neurologue aux côtés de son mari, le professeur Jules Déjerine.
La faculté de médecine française est alors considérée comme la meilleure du monde. Dans son livre Le Voyage à Paris, bible sur cette période, l’historien américain David McCullough donne quelques chiffres : « À Paris, il y a 5 000 étudiants, deux fois ce que regroupent toutes les facultés de médecine des États-Unis. (…) Durant l’épidémie de choléra de 1833, les douze hôpitaux parisiens traitèrent 65 000 patients contre 800 pour les deux hôpitaux de Boston. (…) Entre 1830 et 1860, près de 700 Américains vinrent à Paris étudier la médecine. » Dans la très puritaine Amérique, les femmes préfèrent mourir plutôt que se faire ausculter par des hommes et la loi interdit de fournir des cadavres aux étudiants pour apprendre l’anatomie, ceux-ci étant réduits à piller les tombes. À Paris, on vide chaque matin dans les cours des hôpitaux les charrettes de victimes d’émeutes, d’épidémies et de crimes de toutes sortes. Il n’y a qu’à se servir. Et on y suit les cours des meilleurs praticiens de l’époque, Guillaume Dupuytren, Alfred Vulpian, Alfred Velpeau.
Capitale du saphisme
Mais Paris a une autre réputation bien établie. Celle du vice et des plaisirs auxquels s’ajoute, au tournant du siècle, celle de capitale du saphisme. Natalie Barney, Eva Palmer, Romaine Brooks, Loïe Fuller, Winnaretta Singer, princesse de Polignac, fondent sur le Paris de la Belle Époque dans un entrelacs d’amours prohibées dans leur pays d’origine, avec comme arbitres et mémorialistes l’écrivaine Colette et son mari Willy. Elles ne supportent plus l’ambiance irrespirable de l’Amérique où, comme l’écrit l’une d’entre elles, la danseuse Isadora Duncan, « toute l’éducation tend à réduire les sens à zéro ». Certaines sont moins tapageuses comme Gertrude Stein et Alice Toklas, couple légendaire qui, dans son atelier du numéro 7 de la rue de Fleurus, reçoit Matisse et Picasso et après la guerre accueillera « la génération perdue » des écrivains américains : Ernest Hemingway, Francis Scott Fitzgerald, John Dos Passos. Dans le quartier de l’Odéon, la librairie de Sylvia Beach et d’Adrienne Monier, Shakespeare and Company, qui a édité Ulysse de James Joyce est l’un des repaires intellectuels de l’époque.
Durant le premier conflit mondial, beaucoup se dévoueront pour aider les Français comme Anne Morgan, fille du célèbre banquier John Pierpont Morgan, où la romancière Edith Wharton qui, malgré ses 52 ans, part en mission d’inspection des hôpitaux et crapahute sur la ligne de front. Gérard Bonal a choisi d’arrêter son récit dans les années vingt. On attend la suite.
Gérard Bonal, Des Américaines à Paris, Tallandier, 2017, 22,90 euros. David McCullough, Le Voyage à Paris, La librairie Vuibert, 2014, 22,50 euros